Atteindre Tombouctou [2/3]
3ème jour : Fleuve Niger. Au petit matin, les berges du fleuve ont disparu. Le regard a beau scruter le lointain, la terre n’est plus. A mi-parcours entre Mopti et Tombouctou, la pinasse traverse le lac Debo, immense étendue d’eau douce qui, l’espace d’un instant, se déguise en mer intérieure. Quand son embouchure se profile, c’est un désert vert qui approche.
Des champs noyés à perte de vue, desquels n’émergent que quelques rochers roses, miettes sans doute égarées, à l’époque où les dieux construisaient des montagnes à Douentza, à une cinquantaine de kilomètres de là. Dans cette végétation aux racines aquatiques, les pirogues des pécheurs semblent glisser sur l’herbe. Et à observer cet oiseau, debout sur ses pattes, à même la surface de l’eau, on imagine l’énorme mammifère sous-marin qui lui sert discrètement de reposoir. En effet, au passage de la pinasse, deux oreilles d’hippopotame font signe et s’éclipsent. A mesure que le fleuve retrouve ses dimensions et que le soleil se dilate toujours plus haut, la végétation perd du terrain. Les berges sont plus sèches, des dunes de sables font leur apparition. A bord, pour lutter contre la chaleur, on ne fait rien. Impassibles, les passagers restent assis et boivent du thé brûlant. Sur la berge qui défile, les tentes rondes, en peau, remplacent de plus en plus souvent les cases en terre. Les scènes du quotidien que l’on vole de coin de l’œil semblent tout droit sorties de livres d’Histoire. On y voit des gamins nus qui courent au bord de l’eau, alors que quelques femmes en pagne rincent des tissus dans le fleuve. En toile de fond, les tentes – où l’on imagine les hommes réunis – parfois un maigre troupeau et puis plus rien. Nouvelle nuit à bord, avec la promesse du capitaine d’arriver à destination au petit matin.
4ème jour : Fleuve Niger – Tombouctou. Mauvaise surprise dès le petit matin : c’est vrai, la pinasse est arrivée à destination, mais nous ne sommes pas à Tombouctou. Le village qui se réveille s’appelle Dire. Il me faudra trois heures avant de comprendre cette évidence. Trois heures à observer les hommes décharger le rafiot jusqu’aux cales, trois heures avant de réaliser que le bateau ne repartira pas. Inutile de chercher le capitaine, ça fait bien longtemps qu’il s’est enfoncé dans le village. Un village qu’on devine dense, derrière cette minuscule plage qui lui sert de porte sur le monde matériel. Malesh (pas grave), comme disent les Arabes, je saute dans une autre pirogue, bien plus petite, qui doit partir dans l’heure. Cette fois, le chargement est sommaire : des tonnes de ciment en sacs et une dizaine d’âmes perdues. La coque est percée de partout et un type passera tout le voyage à virer l’eau, avec un sceau, qui s’engouffre dans la coquille de noix. Fin de parcours à raz de l’eau, donc, pour un poste d’observation privilégié. Le grand diaporama reprend, avec ses longues séquences de paysages terre et vert puis, soudain, imprévisibles, ses sauts d’humeur en forme de rochers improbables ou de mirages en sable.
C’est en fin d’après-midi que l’embarcadère de Tombouctou se profile enfin. Avec ses cinq baraques en dur, c’est le moins charmant des endroits posés en bord de fleuve. Sauf qu’avec son bac qui assure la traversée des camions et ses jeeps qui font la navette jusqu’en ville, c’est le terminus attendu. D’ici, il reste vingt kilomètres de cratères sablonneux, avant d’atteindre le mythe. A bord, l’excitation de l’arrivée se transforme en vent de panique : ça y est, mon touareg a enfin bougé ! Il fait de grands gestes, même, à mouliner l’air comme un diable, pour ne pas sombrer. Trop loin dans sa méditation, l’homme du désert est passé par-dessus bord et personne ne l’avait remarqué. Demi-tour et repêchage in extremis. C’est bizarre comme tout de suite, penaud et grelottant, les voiles collés aux os, la stature de l’homme mystérieux en a pris un sacré coup…